• [Critique] La Nuit des Rois, ou ce que vous voudrez

    On ne présente plus William Shakespeare, certainement l’écrivain anglais le plus célèbre de tous les temps. Son œuvre théâtrale colossale peut être scindée en trois catégories : les tragédies (MacBeth, Le Roi Lear...), les histoires (Henri IV, Richard II..) et bien évidemment les comédies dont fait partie le présent ouvrage, La Nuit des Rois. Dans cette pièce datant de 1602, l’anglais s’inspire de divers textes tels que Les Abusez ou L’Apolonius et Silla pour accoucher d’une histoire entre bouffonnerie et imbroglios d’identités, où l’amour romanesque domine encore et toujours. Malgré son ancienneté et les craintes que l’on pourrait nourrir vis-à-vis d’une certaine désuétude, La Nuit des Rois reste un classique intemporel non seulement grâce au style formidable de Shakespeare, mais aussi par son sens du comique de situation tout à fait délicieux. Bienvenue en Illyrie.

    En Illyrie, le Duc Orsino se languit d’amour pour la belle Olivia, une riche comtesse en deuil de son frère décédé. Malgré la cour insistante du Duc à travers ses valets, Olivia refuse ne serait-ce que de lui accorder une audience. C’est alors que se présente Viola, une jeune femme survivante du naufrage de son navire et qui a perdu son frère dans l’incident. Apprenant la situation du Duc, elle décide de se déguiser en homme et se fait appeler Césario pour entrer au service d’Orsino. Dès lors, elle tente de séduire Olivia pour son nouveau maître mais deux choses inattendues arrivent alors. D’une part, Olivia tombe amoureuse de Césario, d’autre part, Viola s’éprend du Duc Orsino. Ignorant la survie de son frère Sebastien, Viola va devoir faire face à de nombreux obstacles à cause de la maisonnée d’Olivia et des querelles entre l’intendant Malvolio, la suivante Maria et les nobles Tobie Rotegras et André Grisemine...

    Cette pièce de théâtre aux accents comiques prononcés fait la part belle à l’amour romanesque de l’époque. On y retrouve donc plusieurs abords de celui-ci, d’abord entre Orsino et Olivia, un amour bien plus formel que tangible, dû au rang plus qu’aux sentiments, tant Orsino semble plus amoureux d’un concept que d’une personne à proprement parler. Ensuite, entre Viola et Orsino, et Césario et Olivia, un amour de personnes, mais aussi de dupes, puisque ceux-ci se basent sur des à priori faussés par le déguisement de Viola en Césario. Autour de tout cela, gravite une galerie de personnages secondaires délicieux qui occasionnent des intermèdes comiques dans l’intrigue principale du trio amoureux Orsino/Viola/Olivia. Et c’est certainement là que le génie d’écriture de Shakespeare transparaît le plus avec une série de comiques de situation et d’imbroglios délicieux. Le tout est magnifié par une langue certes complexe, mais divine et poétique (les rimes n’étant vraiment perceptible que dans la langue anglaise, il est judicieux de porter son choix sur une édition bilingue pour apprécier la petite musique Shakespearienne).

    Ces bouffonneries sont l’occasion de porter l’attention sur messire Tobie et messire André, en même temps que Maria et Malvolio. Ce dernier, sorte de tête-de-turc puritain, bénéficie de toutes les attentions et toutes les fourberies de la part des autres personnages secondaires, occasionnant une cascade d’évènements qui va forcément mêler Olivia et Viola, culminant avec l’affrontement ridicule de Césario et d’André, largement dû aux manigances de Maria et Fabian. Shakespeare donne une puissance comique incroyable en recourant simplement à une série d’imbroglios et de fausses identités. Le résultat est un tour de force qui, en plus de 400 ans, n’a pas pris une ride. Il en profite naturellement pour charger la noblesse et le clergé – Feste déguisé en Topaze par exemple – mais également pour tourner en dérision le puritain Malvolio, un des jeux préférés de l’époque. L’édition comporte d’ailleurs un grand nombre de notes, extrêmement utiles et pour tout dire, indispensables à la compréhension de la multitude de références qu’emploie Shakespeare. Celui-ci truffe en effet son texte de clins d’œil à des événements de l’époque ou à d’autres œuvres, permettant ainsi de s’immerger encore davantage dans la société britannique du XVI-XVIIème siècle.

    Découpé en 5 actes, La Nuit des Rois offre une vision certes classique de l’amour mais surtout un séduisant panorama de la conception amoureuse de l’époque. Son aspect désuet, nullement rébarbatif, permet de nous transporter à travers les siècles et de jouir d’une conception totalement différente des choses. De plus, Shakespeare, par son génie langagier, évoque au lecteur des images magnifiques et inoubliables, ne serait-ce que cette tirade époustouflante de lyrisme du Duc Orsino en guise d’introduction... sans même parler des nombreuses répliques de Feste, le Fou, un personnage qui pourrait paraître accessoire s’il n’incarnait pas si aisément la quintessence de l’esprit comique théâtral. Son importance, bien plus écrasante que prévue, fait que l’on se souvient davantage de ses éclats que du rôle un tantinet passif de Viola, pourtant personnage central de l’œuvre. Sans jamais accuser de gros temps morts, la pièce entraîne son lecteur dans une spirale comique et amoureuse délicieuse servie par la plume insolente de Shakespeare et une galerie de personnages véritablement truculents.

    Idéal pour un premier abord de l’œuvre impressionnante de William Shakespeare, La Nuit des Rois demeure un classique malgré les siècles écoulés. Hilarante mais raffinée, ciselée mais accessible, la pièce fera le bonheur de tous.

    Note : 9/10

    N.B : Pour une telle écriture, la traduction est capitale. Celle du GF Flammarion bilingue laisse d’ailleurs quelque peu à désirer et se permet même d’oublier purement et simplement de nombreuses didascalies. On ne saura, dès lors, que chaudement recommander l’édition de La Pléiade, certes très chère, mais qui a l’avantage de regrouper plusieurs pièces en un seul volume ainsi que de bénéficier d’une traduction impeccable.

     

    Livre lu dans le cadre du challenge Morwenna's List du blog La Prophétie des Ânes  

    Quand Hitler s'empara du lapin rose

     

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  • Pour ce court-métrage du dimanche, encore de la SF, mais cette fois, de la SF comique avec Johnny Express, ou comment une simple livraison peut tourner au drame planétaire !


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  • Décidément, cette année, le demi-Dieu Hercule est à l’honneur. Pas moins de deux longs-métrages en quelques mois. Soyons francs, la quantité ne rime pas souvent avec la qualité. Et c’est un peu le cas ici. Le premier film, La Légende d’Hercule, était signé Renny Harlin, qui n’a rien fait de mémorable depuis 58 minutes pour vivre. Après ce premier essai aussi risible que moche, c’est au tour de Brett Ratner de revenir sur le fils de Zeus. En s’inspirant du comic book éponyme de Steve Moore, il tente donc de dépoussiérer le mythe et de livrer sa propre vision du héros. Pourtant, pas de quoi s’enthousiasmer. Rappelons quand même que Ratner est l’homme à l’origine du médiocre troisième volet de X-Men, celui-là même que Bryan Singer a renié dans son dernier film. Malgré un certain nombre d’acteurs réjouissants, Dwayne Johnson et Ian McShane en tête, autant dire que la prudence est de mise.

    Hercule est un héros, une légende. Selon celle-ci, il est le fils illégitime de Zeus et d’une mortelle, il a accompli douze travaux impossibles pour le commun des mortels et surtout, on prétend que nul homme ne peut le blesser. Accompagné par une troupe de guerriers des plus hétéroclites, le héros est mandé par le roi Cotys en Thrace, une région de la Grèce. Harcelé par Rhésus, le royaume est en proie à une terrible guerre civile. Pour protéger le peuple autant que pour l’argent, Hercule et sa troupe acceptent d’entraîner l’armée inexpérimentée de Cotys et de défaire Rhésus et sa troupe de Centaures. Pourtant, de nombreuses surprises attendent le demi-Dieu.

    Commençons par le dire clairement : si vous avez lu les (excellents) comics books de Moore et que vous pensez les retrouver à l’écran, vous pouvez faire demi-tour. Du récit de Moore, il ne reste que quelques noms (La Thrace, le roi Cotys, les hommes et femmes de la troupe d’Hercule) et quelques grandes lignes scénaristiques (La guerre civile, l’entraînement des troupes par Hercule). Le reste, avec cette logique détestable d’Hollywood, est expurgé de toute l’originalité du comics. Donc, oui, Hercule par Brett Ratner est une très mauvaise adaptation du travail de Steve Moore, en plus de ne même pas signaler qu’il s’en inspire (ce qui reste honteux).

    Mais relativisons. Si vous ne connaissez pas le travail original, ou si vous savez faire la part des choses, Hercule peut devenir bien plus sympathique. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre après le film d’Harlin, la réalisation de cet opus est nettement meilleure. Dans nombre de séquences, Ratner arrive à vraiment retranscrire le souffle épique des batailles de l’Antiquité (on pense notamment à l’attaque du village des cannibales). Surprenant également, les effets spéciaux du métrage sont tout à fait corrects, sans atteindre la perfection visuelle de Weta Workshop par exemple, mais assez impressionnants pour faire naître quelques séquences plaisantes. Côté scénario, celui-ci reprend donc quelques bases de celles du comics mais les lisse pour donner un récit fait de batailles héroïques et d’intrigues politiques. De ce côté, il n’y a rien de très original dans Hercule, tout reste assez convenu et on voit venir le retournement final à des kilomètres. Le vrai bon côté d’Hercule se cherche ailleurs.

    Il se trouve dans la joyeuse équipe rassemblée autour du demi-dieu (et qui doit tout à celle du comics) remplie de beaux seconds rôles et qui fonctionne très bien à l’écran. De Rufus Sewell au génial Ian McShane (mais pourquoi cet acteur est si dédaigné d’Hollywood ?) en passant par Aksel Hennie, ils sont tous aussi charismatiques qu’attachants. Seule Atalante, l’amazone, jouée par Ingrid Borso Berdal, laisse une impression persistante de miscast, tant par son costume ridicule que par sa carrure totalement inadaptée pour le rôle. De même, Dwayne Johnson est une vraie bonne surprise, qui renvoie à Schwarzenegger dans Conan, un acteur bodybuildé impliqué dans son rôle et qui s’attire assez rapidement la sympathie du spectateur par la sincérité de son travail. Il est franchement convaincant, malgré toutes les réserves que l’on aurait pu avoir à son sujet. Le dernier atout du métrage, c’est la volonté de Ratner d’explorer la voie de la démythification et de rendre Hercule plus humain. Si le procédé n’est pas convaincant à 100%, il permet d’ajouter une touche d’originalité au récit balisé du demi-Dieu.

    Malheureusement, il faut tempérer cet enthousiasme initial. Ratner, malgré ses bonnes intentions, ne dépasse jamais le cadre du blockbuster de série B. C’est sympathique mais c’est anecdotique. Trop sage, trop conventionnel, le récit souffre également d’énormes lacunes au niveau de sa cohérence qui, franchement, brisent toute sa crédibilité. Le meilleur exemple ? Les pertes après la première bataille, qui réduisent le nombre d’hommes de Cotys à une grosse poignée, et qui se comble miraculeusement en une nuit (Ses hommes doivent se multiplier par mitose). On citera également le nouvel équipement qui arrive comme par magie ou encore le fait que les hommes d’armes du roi semblent tantôt subjugués par Hercule, tantôt s’en foutre royalement (sans compter que les archers Thraces sont certainement les plus nuls toutes catégories confondues). Le gros souci d’Hercule, c’est à la fois de ne jamais donner plus que son postulat simpliste de départ, mais également de tomber dans tous les pièges du film américain lambda avec les facilités que cela implique.

    Un sympathique film de série B avec de bons effets spéciaux. C’est un peu ce que l’on retiendra d’Hercule, à condition de ne pas avoir lu le comic book original. Fun et comptant assez d’acteurs convaincants dans ses rangs, le métrage de Brett Ratner n’est pas la catastrophe annoncée.
    Dommage cependant, il aurait pu être tellement plus que ce qu’il est au final...


    Note : 6/10

    En tant qu’adaptation : 3/10


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  • [Critique] Hercule, Tome 2 : Les Dagues de Koush


    Les
    Dagues de Koush marque la seconde et dernière incursion du Britannique Steve Moore dans l'univers mythologique du demi-dieu Hercule. Ce nouvel opus affiche un certain nombre de changements importants. Côté dessin d'abord, l'excellent Admira Wijaya cède la place au dessinateur de Red Sonja, Chris Bolson, tandis que le héros grec quitte les côtes de la vieille Europe pour le territoire égyptien. La petite troupe de mercenaire qui avait abandonné la Grèce pour Thrace dans le volume précédent - voir Les guerres thraces - s'embarque pour la vaniteuse Egypte. Même si deux des leurs les ont quittés en quête d'autres gloires, les aventuriers restants s'apprêtent à affronter les mystères du pharaon Séti, en pleine guerre civile avec le renégat Amenmesse et son puissant sorcier, Kadhis, maître des dagues de Koush. Que les dieux soient grecs ou égyptiens, le fils de Zeus ne peut échapper à son statut quasi-divin et doit se résoudre à prendre parti. Mais, c'est également la fin des aventures d'Hercule chez Milady Graphics puisque Steve Moore interrompt sa carrière dans le monde des comics avec cette dernière série. Fin amère ou vrai baroud d'honneur pour le scénariste anglais ?

    Tout comme Les guerres thraces, ce second tome reprend une intrigue politique mais en plaçant cette fois les héros grecs face à une civilisation bien plus vieille et hautaine que les hommes de Thrace : celle des pharaons. Pris au milieu d'une guerre civile acharnée, ils doivent très rapidement choisir leur camp. De postulat débute un récit qui comprend son lot de machinations et de coups de théâtre plus ou moins prévisibles. Même si le fil conducteur reste simple et peu surprenant, il s'avère plus dense que dans le précédent opus et également plus prenant. Un des éléments qui concourent à cette réussite réside dans la plus grande liberté prise par Moore envers la dimension fantasy de son histoire. On retrouve les dieux mais aussi des sorciers, notamment le mystérieux Khadis et son culte d'assassins. De manière similaire, la dimension divine d'Hercule semble davantage mise en relief cette fois. D'un point de vue plus général, les mercenaires s'avèrent mieux exploités et mis en valeur. On regrette néanmoins beaucoup l'absence du trublion Tydée, bien qu'Autolycos pallie quelque peu à ce manque grâce à sa personnalité de voleur retors et calculateur. Quant à Hercule, Steve Moore diminue la dimension solitaire et sombre du héros, tout en accentuant par contraste la violence froide et odieuse du monde qui l'entoure. Cette fois, l'Anglais aborde frontalement le massacre entraîné par les conflits et l'extrême cruauté des hommes. En cela, ils semblent conformes à l'image de leurs divinités.

    Autre bon point, le changement de cadre. En passant dans l'Egypte ancienne, Moore tranche avec son précédent récit et dépayse le lecteur. En essayant également de coller au plus près de l'histoire, il ajoute une touche d'authenticité des plus appréciables. Seul gros regret, que ce soit contre des Thraces ou des Egyptiens, la troupe d'Hercule confirme son statut d'invincibilité si bien que le lecteur a du mal à s'inquiéter à propos des risques pris par les personnages, tant la victoire s'annonce inévitable. Côté humour, le scénariste nous gratifie de quelques beaux moments, notamment avec la relation entretenue par une des reines du pharaon, Séti, et Atalante mais surtout par les deux apparitions des pirates Lysiens qui rappelleront aux lecteurs quelques bons moments des bandes dessinées d'Albert Uderzo.

    On finira par dire un mot sur la partie graphique des Dagues de Koush, assurée cette fois par Chris Bolson. Même s'il n'atteint pas la magnificence du dessin de son prédécesseur Admira Wijaya, son travail reste excellent en donnant un visuel des plus matures à cette épopée guerrière. On apprécie d'ailleurs particulièrement le découpage de planches, toujours surprenantes et dynamiques. Pour compléter le tout, Milady Graphics offre un travail éditorial de qualité à son lectorat avec les couvertures originales ainsi qu'une préface et une interview de Steve Moore.

    Avec Les Dagues de Koush, Steve Moore tire sa révérence avec élégance. Sa vision résolument sombre et violente du mythique Hercule offre au lecteur un excellent moment de divertissement qui tranche avec les versions aseptisées d'antan. Ne passez pas à côté.

    Note : 7.5/10

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  • [Critique] Le Secret de Kanwar


    Inconnu en France, Anup Singh signe avec Qissa, the tale of a Lonely Ghost (stupidement traduit par Le Secret de Kanwar...) son second film. Le réalisateur indien porte son dévolu sur une question cruciale et extrêmement sensible dans la société Indienne : la place de la femme. Il confie son rôle principal à Irrfan Khan, l’excellent acteur de The Lunchbox ou L’odyssée de Pi, qui donne ici la réplique à la jeune actrice Tilotama Shome. Véritable portrait de l’Inde post-partition, Qissa est également une histoire profonde entre un père et sa fille. Sorti un peu en catimini en France, le long-métrage mérite pourtant une bien meilleure visibilité que nombre de films actuellement à l’affiche...

    Nous sommes en 1947 et les Indes se scindent en deux parties distinctes : Le Pakistan, musulman, et l’Inde, Hindouïste. Alors que de terribles nettoyages ethniques ont lieu dans le Penjab, Umber Singh, un sikh, décide d’abandonner sa maison et de passer dans les territoires Indiens pour mettre sa famille à l’abri. Sa femme vient d’accoucher de son troisième enfant... une troisième fille. Alors que la vie reprend petit à petit son cours dans la nouvelle demeure familiale, une nouvelle naissance approche. Umber décide alors de faire une chose aussi extrême que folle : nier le sexe de son dernier enfant, encore une fois une fille, et de l’appeler Kanwar. Cachant au monde sa nature féminine et l’élevant comme un garçon, Umber se voit contraint à de nouvelles extrémités lorsque Kanwar arrive à l’adolescence et que l’inévitable mariage approche avec Nelli, une gitane.

    Pour aborder un sujet aussi épineux, Anup Singh décide d’ajouter une touche de fantastique à son film. Le métrage s’ouvre sur les cent pas effectués par le fantôme d’Umber Singh, ressassant inlassablement sa faute passée. La suite reste plus classique et revient en arrière, lors de la fuite de Singh à travers le Penjab. Disons-le clairement, Qissa n’est pas du tout le récit des massacres ethniques de cette période, ils ne sont qu’entrevus et servent de point de départ à l’histoire du patriarche et de sa famille. Tout se concentre en réalité sur la décision incroyable d’élever le quatrième enfant comme un garçon alors qu’il s’agit en réalité d’une fille. Avec une précision et une justesse absolues, Anup Singh amène cette réalité toute indienne devant les yeux occidentaux de ses spectateurs. Dès lors, le récit ne parle plus que de la relation père-fille contrariée et de la douleur de Kanwar, qui comprend, petit à petit, l’horreur de la supercherie. Cette plongée en apnée dans une société qui confine la femme à un rôle dégradant dénonce une réalité terrible et poignante.

    Non seulement Kanwar se retrouve étranger dans son propre corps qu’il ne peut pas accepter décemment – son père et sa famille l’ont toujours traité en garçon – mais en plus, il doit supporter une impossibilité de développer une relation mère-fille convenable. Hantée par le poids de la culpabilité – outre Umber Singh, elle seule connaît le secret de Kanwar – elle évite sa fille et se retrouve incapable de s’opposer à la folie de son mari. C’est la stupeur qui règne dans le long-métrage, la stupeur du spectateur devant les extrémités auxquelles se plient Umber, des petits mensonges aux véritables outrages, rien n’est épargné à l’identité profonde de Kanwar. De ce fait, la relation avec son père, ombre écrasante et étouffante, a quelque chose d’extrêmement dérangeante, tant Kanwar veut rendre fier ce dernier qui nous apparaît pourtant comme un monstre. Anup Singh dénonce une société qui non seulement condamne les femmes à un rôle de « fardeau » – elles ne sont qu’un poids pour une famille, puisqu’il faudra épargner pour la fameuse dote – mais qui en plus, arrive à gommer l’aspect humain du mariage, simple tractation entre familles qui décide quasiment de l’avenir des époux et de leurs parents. Le constat est terrible, le bilan de ce mode de pensée proprement horrifiant.

    Pour porter ces deux rôles complexes et délicats, Irrfan Khan et Tilotama Shoma, respectivement Umber et Kanwar, déploient un génie incontestable. Leur interaction apparaît sincère dès les premières minutes. Mais Rasika Dugal, Nelli, ne démérite pas non plus. La seconde partie du film fait toute la lumière sur le mal-être de Kanwar et développe un nouvel axe, celui d’un amour impossible entre des époux qui ont été dupés. C’est ici que le métrage prend son tournant le plus tragique et que la question de l’identité éclate au grand jour. Le personnage de Kanwar se déteste, n’arrive pas à accepter sa nature. Hanté par son père, il finira totalement absorbé par le mode de pensée qui l’a vu grandir... le détruisant définitivement. C’est à ce niveau, en toute fin du film, que le fantastique revient doucement. La séquence dans la mare ne laisse pourtant aucun doute sur la seule voie qui s’ouvre devant Kanwar, désormais écho funeste de son propre père.

    Qissa, A Tale of a Lonely Ghost, a tout du grand film. D’une justesse surprenante, brillamment interprété et surtout troublant portrait d’une Inde où la femme n’existe pas, le métrage captive en plus par son questionnement sur l’amour paternel et l’identité sexuelle.
    A découvrir absolument si le sujet vous intéresse un tant soit peu !

    Note : 8.5/10

    Meilleure séquence : Nelli qui tente de faire ressortir la féminité de Kanwar en l’habillant comme une femme, pour la première fois de sa vie.


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  • [Critique] Party Girl



    Véritable surprise lors de la dernière sélection d’Un Certain Regard de Cannes, Party Girl est un film surprenant. Emmené par un casting majoritairement composé d’amateurs, Angélique Litzenburger en tête, le long-métrage est également signé par trois co-réalisateurs/co-scénaristes à partir de l’histoire de l’un deux, Samuel Theis. En grande partie autobiographique, le récit de Party Girl fait la part belle à l’improvisation et la spontanéité, tout en abordant un sujet peu exploré au cinéma avec la fin de carrière triste et difficile d’une fille de cabaret. Véritable plébiscite sur la Croisette, le film a remporté le Prix D’ensemble pour son casting et surtout la Caméra D’Or. Malgré tout, avec la déconvenue La Vie d’Adèle l’année dernière, qui se voulait aussi dans une veine réaliste/naturaliste, Party Girl était attendu avec une certaine appréhension.


    Party Girl, c’est l’histoire d’Angélique Litzenburger, une danseuse de cabaret vieillissante de Forbach. Bien consciente que sa carrière touche à sa fin, et malgré l’immense tendresse qu’elle voue à sa vie au sein de ses amis du cabaret, Angélique accepte la demande en mariage d’un client, Michel. A cette occasion, elle décide de renouer les liens avec la dernière de ses filles, Cynthia, soustraite à sa garde dès son plus jeune âge par les services sociaux. Avec l’aide de ses trois autres enfants, elle entreprend de la rencontrer pour qu’elle assiste à son mariage. Malheureusement, si la cellule familiale semble se reformer, Angélique commence à douter de sa future union avec Michel.

    Pensé dès le départ comme un film réaliste, Party Girl a de quoi désarmer au premier abord. Ses acteurs, pour la plupart des novices, semblent un peu perdus au départ. Mais heureusement, ce n’est qu’une impression. La grande force de Party Girl réside dans son authenticité, qui, contrairement à celle, forcée, de La Vie d’Adèle, joue grandement pour nous rapprocher des personnages. Bien loin des standards habituels, ceux-ci appartiennent aux classes déshéritées – Michel est un mineur à la retraite, Angélique une petite danseuse de cabaret qui possède à peine de quoi se payer une chambre pour vivre... – mais pas de cliché ici, pas de caricature. Tout aussi pauvres et simples soient-ils, les réalisateurs ne les utilisent pas pour faire passer un pseudo-message politique ou social à la façon hautaine d’un Kechiche. Au contraire, le métrage se concentre sur Angélique et ses enfants, alternant entre la mélancolie qui accable cette dernière mais également la joie de retrouver enfin une famille au grand complet grâce à son futur mariage.

    Filmé au plus près, mais sans abuser des gros plans et autres artifices du cinéma-vérité, Party Girl tend souvent vers le documentaire. En prenant place dans une petite ville non loin de la frontière allemande, le long-métrage bénéficie d’une saveur particulière et atypique, un peu à la façon d’un Bullhead filmé entre Wallonie et Flandres. Il en va de même pour les acteurs, qui, au-delà de posséder un accent parfois très prononcé, ne déparent jamais avec le cadre dans lequel ils évoluent. De par l’idée autobiographique de départ et son choix d’un casting amateur jouant son propre rôle, Party Girl s’attire la sympathie et l’empathie du spectateur. Criante de vérité, Angélique Litzenburger émeut avec ce personnage de vieille fille qui a fait les mauvais choix et qui continue, par désespoir, à en faire de mauvais. Sa relation avec Michel, compliquée mais aussi pathétique, touche presque autant que l’amour qu’Angélique porte à ses enfants, malgré les affres de sa vie passée. On sent, notamment lors d’une superbe scène de discours pendant le mariage, toute l’intensité et la vérité des mots prononcés par les enfants à leur mère. Là où Party Girl touche juste, c’est qu’il se concentre sur ses forces et ne cherche pas à aller plus loin, à tomber dans la revendication sociale. Il ne cherche pas à opposer deux classes de la société ni à délivrer un couplet sur un hypothétique amour impossible. Le film parle simplement d’un destin pas comme les autres, aussi tragique qu’émouvant.

    Dans les pas d’Angélique, le spectateur se retrouve un peu. Paumée, prisonnière d’une vieillesse qui a fané sa beauté passée, elle tente, par désespoir, de bâtir autre chose pour la fin de ses jours. Malheureusement, on ne quitte pas le cabaret comme ça. Outre la tristesse, Party Girl dégage aussi beaucoup d’humour et file souvent de grands sourires. Par le naturel de ses acteurs, d’une part, mais aussi par cette solidarité entre filles de cabarets, à mi-chemin entre amour et haine, impeccablement retranscrite. Toutes ces habituées du monde de la nuit trouvent, en Angélique, un écho étrange. Le personnage de Michel, le vieux mineur pas méchant mais qui ne réalise pas qu’Angélique lui dit oui pour de mauvaises raisons, arrive à conjuguer le stéréotype du pauvre type et l’originalité de l’homme vraiment tombé amoureux de sa danseuse favorite. Ainsi, il n’y a pas vraiment de bons ou de mauvais personnages dans le métrage des trois compères, juste des humanités brisées et bancales, comme on en croise chaque jour sans même le savoir. Malgré le ton résolument tragique de la toute fin, Party Girl atteint ses objectifs et raconte, avec une grande sensibilité, le parcours d’une vieille femme bouffée par le cabaret qu’est devenue sa vie.

    Party Girl a amplement mérité sa Caméra D’Or et le coup de projecteur que ce prix a permis sur le film de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis. Criant de vérité, touchant et drôle à la fois, Party Girl est une authentique réussite.

    Note : 8.5/10

    Meilleure scène : Le discours des enfants à leur mère, et notamment Cynthia.


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  • [Critique] Rock-O-Rico

    Après l’échec public de All dogs go to heaven, écrasé par la concurrence de La Petite Sirène, Don Bluth amorce une lente descente aux enfers. Film de la dernière chance pour ses studios d’animation, Rock-O-Rico (Rock-O-Doodle en VO) pèse lourd sur les épaules de Bluth et ses collaborateurs Gary Goldman et John Pomeroy. Avec un budget de 18 millions de dollars, un échec du métrage signifierait purement et simplement la fin de l’aventure pour les studios Bluth. En prenant le parti de revenir à une histoire plus traditionnelle tout en réemployant des techniques d’animation semblables à celles de Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Rock-O-Rico n’aura pas du tout le succès escompté et viendra mettre un terme momentané à l’aventure de Bluth dans le domaine de l’animation indépendante. Retour sur un échec annoncé.

    Chantecler chante tous les jours pour que le soleil se lève sur la ferme avec son fameux Rock-O-Rico. Lorsqu’un hibou appelé Le Grand Duc le provoque en duel, notre coq chanteur oublie de donner sa prestation journalière. Pourtant, à la stupeur générale, le soleil se lève quand même. Humilié, il s’exile de la ferme et le Grand Duc prend peu à peu le pouvoir sur le monde. Pendant ce temps, le jeune Edmond écoute l’histoire de Chantecler dans son lit tandis que l’orage s’abat avec fracas sur la ferme de ses parents. Pour sauver son domaine et sa famille, Edmond appelle de ses vœux Chantecler pour que le soleil se lève à nouveau et chasse la tempête. Il se retrouve alors entraîné lui-même dans le conte et devient un des personnages de son histoire favorite. A présent, il lui faut retrouver Chantecler !

    Dès le départ, on sent bien que la manière de raconter de Don Bluth a changé. Et pas en bien. Porté par une voix-off lourde et dirigiste, le long-métrage ne peut pas compter sur la poésie d’un Petit Dinosaure et s’embourbe instantanément dans un registre ultra-enfantin et simpliste. Rock-O-Rico semble vouloir prendre le contrepied de Charlie, et rapidement tout échoue. D’abord à cause de son héros, Chantecler, hommage évident à Elvis, il n’atteint jamais l’originalité et la complexité des personnages précédents créés par l’américain. Semblant le comprendre, Bluth introduit Edmond, l’enfant qui sera le véritable héros du film. Pour le faire intervenir, il passe par un court instant de film live avec des acteurs très peu convaincants, et bascule dans le monde animé son protagoniste du réel d’une manière qui n’est pas sans renvoyer à L’Histoire sans Fin ou Qui veut la peau de Roger Rabbit ?. Seulement voilà, l’animation et l’incrustation sont d’une laideur incontestable. Heureusement que les passages combinant les deux s’avèrent courts, la chanson de fin est une catastrophe graphique irregardable aujourd’hui... En parlant de chanson, et puisque Chantecler est un « chanteur », c’est bien la musique qui occupe une place primordiale dans le métrage, mais elle est beaucoup, beaucoup moins convaincante que dans les précédentes œuvres de Bluth, pour ne pas dire anecdotique.

    Mais le pire de tout reste l’histoire, d’une banalité affligeante, expurgée de toute complexité ou sous-texte plus adulte et/ou avant-gardiste. On se retrouve en face d’un simple récit d’aventures où Chanteclerc devra affronter le méchant (Le Hibou qui renvoie furieusement à celui de Brisby, en bien plus raté) et sauver ainsi le monde d’Edmond. Le tout véhicule des valeurs de courage et de confiance en soi des plus banales. Au fur et à mesure des péripéties, on s’aperçoit non seulement du ton très enfantin employé mais aussi du peu de passion qui ressort du film. Celui-ci aurait pu être enfantin mais dégager une poésie certaine tout en explorant des thèmes encore peu abordés – à l’image du deuil dans le Petit Dinosaure – mais on ne trouve rien de cela dans Rock-O-Rico. C’est à peine si l’on effleure le monde du star-system avec le manager ripoux de Chantecler... Là où les autres films de Don Bluth avaient des années d’avance, Rock-O-Rico a, lui, des années de retard. Moins entraînant qu’un Mary Poppins qui mélangeait aussi animation et film live, bien moins abouti et jouissif qu’un Roger Rabbit, le long-métrage n’arrive jamais à décoller, ni à nous toucher à travers ses personnages qui restent désespérément vides. Le seul instant où l’on retrouve un peu de cette folie visuelle et atmosphérique qui caractérise Bluth, c’est dans l’antre du Grand Duc avec cet orgue monumental producteur de tempête. En somme, un vrai désastre qui s’achève, en plus, sur une séquence hideuse au possible, comme déjà évoqué plus haut. Arrivé à la fin du film, on a toute les peines du monde à croire que c’est le même Bluth qui avait fait quelques années plus tôt ce petit chef-d’œuvre qu’était Charlie, mon héros.

    Désastre artistique et commercial, Rock-O-Rico marque le début de la longue traversée du désert de Don Bluth. Mal pensé, peu original, techniquement à la traîne et surtout tout à fait quelconque, Rock-O-Rico est une immense déception.

    Note : 3/10

    Meilleure scène : Le Grand Duc et son orgue


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  • [Critique] Hercule, Tome 1 : Les guerres Thraces

    Pourchassé par Hera depuis sa naissance, Hercule est las d'affronter les dieux. Entouré de ses compagnons, il part vers Thrace pour devenir mercenaire et se faire oublier de l'Olympe. Dans ce royaume barbare, le roi Cotys désire faire de ses hommes une armée disciplinée et invincible. Il compte sur les Grecs pour l'aider à unifier Thrace. Mais les desseins du roi s'avèrent beaucoup plus ambitieux que ce qu'il prétend...

    Ami de longue date du talentueux Alan Moore, Steve Moore a notamment travaillé sur 2000 AD ou Tom Strong. De son côté, l'indonésien Admira Wijaya a fait ses armes sur The Darkness avant de se retrouver à dessiner le Hercule de Steve Moore. C'est donc un duo méconnu qui arrive en France pour ce premier volume des aventures du demi-dieu intitulé Les guerres Thraces. Reste à savoir si Milady Graphics a fait un bon choix...

    Au premier abord, les guerres thraces s'avère un récit convenu. En suivant l'histoire de la compagnie de mercenaires mise sur pied par Hercule, on retrouve des influences de 300 malgré ce qu'affirme l'auteur dans la postface. Ce groupe de héros fait preuve d'une maestria guerrière qui le met hors de portée des armées adverses si bien que jamais nous n'aurons de doute sur l'issue des combats. Le suspense de l'œuvre s'en trouve donc partiellement gâché. L'autre moitié de l'intrigue gravitant autour du roi Cotys et de sa cour relève un peu le niveau d'ensemble sans que cela sorte énormément des sentiers battus. Nous avons avant tout à faire à un comics d'action et de violence. De ce côté-là, nul doute que les amateurs seront ravis. Admira Wijaya dessine magnifiquement ces affrontements violents et impitoyables avec un trait remarquablement précis et sombre. On lui reprochera simplement de ne pas trouver cette touche d'originalité pour démarquer réellement ses planches. On l'aura compris, les guerres thraces fournit sa dose de testostérone au lecteur en oubliant de donner une véritable profondeur à son intrigue.

    Pourtant, le récit de Steve Moore réserve une bonne surprise. Celle-ci ne se trouve pas dans les personnages qui gravitent autour d'Hercule. De Tydée, un cannibale belliqueux, à Atalante, la pseudo-amazone vouée à Artemis, la caractérisation de la troupe s'avère simpliste mais promet quelques bons moments de franche rigolade - on pense notamment à l'obsession bestiale de Tydée pour la chair humaine et la cervelle. Non, le réel atout de ce comics, c'est Hercule lui-même. Vu par Steve Moore, le héros mythologique navigue bien loin des épaves télévisuelles auxquelles on a déjà eu droit. Le demi-dieu n'est plus un jeune premier mais un guerrier aguerri et surtout lassé par la guerre et par la perfidie des dieux. C'est une figure amère et sanguinaire que l'on découvre. Loin des clichés du genre et grâce aux nombreux souvenirs de sa vie qui parsèment le récit, Hercule prend de l'épaisseur et perd beaucoup de sa superbe pour nous montrer son vrai visage, celui d'un héros qui n'en a plus l'étoffe. C'est véritablement sur ce point que le comics regagne de l'intérêt et mérite d'être parcouru.

    Récit violent et vibrant de fureur guerrière, Les guerres Thraces n'a rien de novateur ni dans ses péripéties ni dans ses personnages secondaires. Pourtant, grâce à la réappropriation réussie du héros grec, Steve Moore hisse son récit au-dessus de la masse de comics ordinaire. En y ajoutant l'élégant dessin d'Admira Wijaya, on obtient au final une œuvre divertissante et qui réinvente Hercule comme il se doit.

    Note : 7/10

    CITRIQ


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  • Le sergent de police Ralph Sarchie a un don assez unique, celui de pressentir le « potentiel » de certaines enquêtes. Lorsqu’une femme jette son bébé dans la fosse aux lions au Zoo du Bronx et qu’un mystérieux individu encapuchonné s’enfuit des lieux de l’incident, Ralph tombe dans une spirale d’horreurs qu’il n’aurait pas soupçonnées. Confronté à ce qui semble être la possession de Jane Crenna, la mère de l’enfant en question, il trouve une aide inattendue en la personne de Mendoza, un prêtre aux manières peu usuelles et au passé trouble. Reste aux deux hommes à vaincre le mal, celui des origines, qui s’insinue lentement dans les rues de New-York, dans le sillage de trois anciens Marines...


    Avec sa bande-annonce léchée, Délivre-nous du mal a de quoi appâter les fans de films d’horreur. Aux commandes, un habitué de la chose avec Scott Derrickson, un réalisateur à qui l’on doit le sympathique Sinister... ainsi que le très moyen L’Exorcisme d’Emily Rose. Pourtant, il faut bien se pencher sur son dernier film car, outre l’amour qu’il semble porter au genre horrifique, le monsieur sera bientôt à la tête du prochain opus Marvel : Docteur Strange. En attendant, il convie le trop rare Eric Bana à un petit tour dans les rues poisseuses du Bronx entre exorcisme, satanisme et autres joyeusetés démoniaques. Pas sûr que l’originalité soit au rendez-vous...

    Comme tous les films d’horreurs de ces dernières années, le métrage s’ouvre sur le panneau « Inspiré de faits réels ». Bon, ça commence mal. On découvre alors rapidement une petite histoire bien effrayante qui mêle joyeusement la guerre en Irak, l’occulte et surtout l’exorcisme, un thème qui semble définitivement fasciner Derrickson. Si l’intrigue suit un cheminement plus ou moins convaincant, on s’aperçoit rapidement qu’elle accumule à peu près tous les clichés inhérents à ce type de film. D’abord, le flic intègre mais pas trop, qui aime à son temps perdu tabasser du pédophile – ce qui est bon pour la santé à croire -, ensuite le prêtre très très mystérieux qui fait aussi prêtre que Luc Besson fait réalisateur, et surtout les méchants démons forcément à comploter pour envahir la terre de partout. Alors heureusement, avec tous ces clichés, Derrickson bricole tout de même un scénario assez prenant et arrive facilement à susciter l’intérêt grâce à une réalisation correcte et quelques moments bien flippants. Mais voilà, l’esthétisme ne suffit pas.

    Le souci majeur de Délivre-nous du mal c’est qu’il n’y a qu’Eric Bana d’intéressant. Et encore... Son personnage enquille aussi joyeusement les clichés comme on l’a déjà dit. Les retournements de situation se prévoient à dix kilomètres – « Tiens, le prête et le sergent font équipe ? Bon ben on va pouvoir buter l’ancien coéquipier »... ou encore « Oh, mais il a une fille et une femme le héros ! Allez, on va les kidnapper/torturer/violer » (rayez la mention inutile)  et pire encore, des incohérences et invraisemblances crèvent l’écran au fur et à mesure de l’avancée de l’intrigue. Au premier rang de celles-ci, on trouve le fameux syndrome Dracula du film d’horreur : tout, ou presque, se passe de nuit. A croire que dans cette partie des Etats-Unis, on a opté pour le 20h de nuit, 4h de jour. C’est plus utile pour les forces démoniaques, c’est bien connu. Le meilleur exemple de ce syndrome : le sergent qui prend une affaire de sous-sol louche à aller inspecter – oui, ça part déjà mal – avec lorsqu’il sort un grand soleil. Coupure... et arrivée à la maison en question en pleine nuit et en pleine tempête – oui parce que le film se passe aussi pendant la moitié du temps sous la pluie. Soit c’était très, mais alors très très loin, soit la nuit tombe avec une vitesse insoupçonnée dans le Bronx. Ce genre de détail, qui semble infime comme ça, décrédibilise tout le film. Sans parler du méchant qui copie totalement le look de celui de Blade II pendant les trois quarts du métrage.

    De même, dès le départ, on sent que la famille de Ralph sera un des enjeux finaux et on est obligé de se farcir une bonne vieille intrigue parallèle à base de « T’es pas assez à la maison », « Mais non je t’aime »,  « Ta fille a besoin de toi », « Et moi, j’ai besoin d’une pute » (enfin dans les grandes lignes quoi). Non seulement on se fout de la chose mais en plus on sent que tout est artificiellement gonflé. Là où la famille de Sinister se justifiait totalement (c’est même le cœur du film), celle de Délivre-Nous du Mal fait pièce rapportée. On passera rapidement également sur cette idée monstrueusement débile d’inclure une chanson des Doors (mais vraiment l’idée la plus débile du siècle) pour terminer sur le morceau de bravoure du film, l’exorcisme. Plutôt bien filmé, tendu et assez effrayant, c’est un des seuls bons éléments qui sauvent le long-métrage (en faisant abstraction de The Doors... encore). Cependant, arrivé à la conclusion bien, mais alors bien bien bien puritaine, on a un sentiment très étrange et extrêmement dérangeant : avoir assisté à un spot publicitaire de deux heures sur la religion catholique style « Devenez exorciste, on a des enfa...euh des cookies ! ». Un coup à rendre le film nauséabond, et pas qu’un peu.

    Délivre-Nous du mal est une mauvaise surprise. Même si on le prend comme un film d’horreur de série B, même si Eric Bana porte tout le film sur ses épaules et même si l’ambiance reste assez soignée, il y a bien quelque chose de dérangeant dans le message du film et dans le nombre de clichés qu’il régurgite à longueur de temps. Une grosse déception qui incite surtout à se contenter de la vision de Sinister, autrement plus sympathique. Du coup, pour Docteur Strange, on peut légitimement s’inquiéter...

    Note : 4/10

    Meilleure scène : L’exorcisme final

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  • [Critique] Enemy

    En l’espace de deux films, le canadien Denis Villeneuve s’est fait un nom. Avec Incendies d’abord, film choc bouleversant et renversant qui doit beaucoup à l’écrivain Wajdi Mouawad, et Prisoners ensuite, plongée rude et noire dans les méandres de la vengeance d’un père esseulé. Cette fois, pour son troisième long-métrage, il choisit d’explorer le drame psychologique avec un acteur qu’il affectionne particulièrement : Jake Gyllenhaal. Basé sur la nouvelle de José Saramago, L’autre comme moi, Enemy tombe pile-poil après la sortie de The Double, autre film sur le thème du double. Cette coïncidence n’empêche pourtant pas le métrage de Villeneuve d’adopter une voix plus singulière et d’emprunter cette fois purement au genre dramatique. Enemy sera-t-il le film de la consécration pour Villeneuve ?

    Adam est un professeur d’université. Plutôt du genre effacé, il mène une vie tout à fait ordinaire avec Mary, sa femme. Tout bascule le jour où il visionne un film et découvre l’existence d’un acteur qui lui ressemble trait pour trait. Troublé dans un premier temps, il se met à rechercher après cet Anthony Saint-Claire. Sans pouvoir l’expliquer lui-même, Adam devient complètement obsédé par Anthony et tente de le rencontrer. Il ne s’imagine pas que sa curiosité va venir mettre en danger son couple et sa petite vie paisible.

    Deux semaines après la sortie en salle de The Double, l’arrivée de Enemy a de quoi étonner. Pourtant, là où l’on aurait pu redouter la redite, Villeneuve se concentre essentiellement sur l’aspect psychologique de cette brutale confrontation à un « autre soi ». A l’instar d’Eisenberg, Jake Gyllenhaal incarne à la fois Adam et Anthony et livre une remarquable prestation. On retrouve encore une fois deux hommes aux personnalités totalement opposées, l’un introverti et effacé, l’autre exubérant et charmeur. Au lieu de jouer sur la peur du remplacement comme l’a fait Ayoade, Villeneuve tente de raconter une autre facette de cette troublante découverte. Celle de la dualité. Tout du long, le réalisateur n’a de cesse de confronter ses deux protagonistes et de montrer la peur irrationnelle que l’un éprouve par rapport à l’autre. Pourtant pas de prise de pouvoir au niveau professionnel mais seulement un trouble profondément enraciné à l’encontre de ce qui apparaît comme un paradoxe, une anomalie. Adam est terrifié de retrouver Anthony et, pendant longtemps, difficile de dire exactement pourquoi. Villeneuve joue avec le spectateur, joue avec son trio d’acteurs – Mélanie Laurent, Jake Gyllenhaal et Sarah Gadon – pour accoucher d’un imbroglio amoureux aussi dangereux que fascinant.

    La caméra de Villeneuve reste toujours aussi acérée, sa mise en scène soignée et sa façon de capturer ses personnages formidable. Malgré des filtres jaunâtres qui deviennent rapidement rédhibitoires, le réalisateur crée une atmosphère pesante et sinistre. Surtout, il installe un symbolisme venimeux grâce à cette figure de la mygale, que ce soit à travers des visions directes de l’araignée ou des cauchemars réellement dérangeants. Le souci, c’est qu’à trop vouloir pénétrer dans le monde du psychisme et de ne donner quasi aucune clé au spectateur, on se trouve rapidement perdu dans le récit qu’il nous livre. En effet, on se doute que les deux couples profitent d’une certaine symétrie et que l’araignée représente la figure féminine mais l’on a un mal fou à comprendre là où veut en venir Villeneuve. Si après coup on pourra comprendre lentement et âprement les choses, on se rend surtout compte que le canadien pêche par excès et tombe dans un certain hermétisme totalement absent de ses précédents films. Pour peu, on tomberait presque dans du Cronenberg style Spider (comme quoi), et sur un sujet assez accessible – le combat entre deux versants d’une même personnalité –, Enemy devient presque élitiste dans son abord.

    Pour autant, Enemy est loin d’être un mauvais film, ses acteurs sont tous géniaux et Villeneuve profite de certaines scènes carrément formidables. De la femme à tête de mygale marchant dans un couloir vide à la rencontre dans la chambre d’hôtel miteuse en passant par l’échange entre Adam et Anthony, il y a vraiment des choses enthousiasmantes. Il faut d’ailleurs insister sur le fait que Sarah Gadon se révèle exceptionnelle dans le long-métrage. Certes Gyllenhaal domine le film, mais le jeu subtil et précis de Gadon, notamment lorsqu’elle se retrouve avec Adam, fait de sacrées merveilles. En somme, on assiste à un show d’acteurs réellement excitant avec une atmosphère envoûtante, mais sur une trame encore plus obscure que celle de The Double (c’est dire !). C’est tellement dommage de compliquer ainsi les choses alors qu’Enemy avait un incroyable potentiel.

    Déception relative, Enemy ne se hisse pas aux niveaux de ses illustres prédécesseurs. Denis Villeneuve complexifie trop son histoire et s’enferme dans un hermétisme qui ne plaira qu’à un public très restreint. Reste un film intriguant et oppressant pour les amateurs du genre casse-tête psychologique.

    Note : 7.5/10

    Meilleure scène : Helen et Adam dans la chambre 
    conjugale


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