• [Critique] Les Mille et Une Nuits : Volume 1 - L'inquiet

    [Critique] Les Milles et Une Nuits : Volume 1 - L'inquiet

    Dans la sélection de la Quinzaine des réalisateurs de Cannes cette année, le portugais Miguel Gomes offrait à la presse sa dernière réalisation. Trois ans après Tabou, une des sensations de la Berlinale 2012, le cinéaste s'est fixé un défi : celui d'adapter à sa façon les fameux contes des Milles et Une Nuits. Divisée en trois volumes, cette expérience cinématographique dépasse les 6 heures, mise bout à bout... de quoi inquiéter n'importe quel cinéphile ! Précédée d'une réputation flatteuse, la première partie paraît au début du mois de juillet, les deux autres segments devant arriver fin juillet et fin août. Difficile, surtout avec la bande-annonce, de savoir à quoi s'attendre de la part du fantasque réalisateur portugais. Pétard mouillé ou véritable coup de maître ?

    Il est bien difficile de décrire ce qui se déroule pendant les deux heures de ce premier volume. Tout commence par un étrange prologue qui donne le ton. Trois fils narratifs s'y entrecroisent : d'un côté des ouvriers parlant de la fermeture prochaine du chantier naval, de l'autre l'inquiétante invasion des abeilles tueuses au Portugal... et à côté, l'équipe de tournage elle-même, avec le réalisateur Miguel Gomes qui tente de s'enfuir devant l'ampleur du projet monstrueux qu'il s'est fixé. Le tout sous forme de documentaire austère mais très réaliste. Immédiatement, le portugais signale au spectateur que son film ne sera peut-être pas facile à appréhender mais qu'il est le fruit d'une longue réflexion ne laissant rien au hasard. Ballotté entre le désir de dénoncer les désastres du capitalisme sur son pays et celui de trouver la voie de l'enchantement procurée par les fameuses Milles et Une Nuits, Gomez va faire quelque chose de dingue : il ne va rien choisir et va tenter d'intriquer les deux. Dès lors, comment arriver à conjuguer la poésie légendaire des contes arabes avec la désespérante société moderne ?

    Ce premier volume se poursuit alors par trois contes remaniés pour les besoins du scénario : Les hommes qui bandent, L'Histoire du coq et du feu et Le Bain des Magnifiques. Le tout précédé par une courte introduction inspirée de L'île des Jeunes Vierges de Bagdad. L'intégralité de l'histoire se situe donc dans un Portugal moderne rongé par la crise économique. Il fallait bien ces deux heures pour ce premier opus car, à la fin, on en ressort proprement lessivé. Non, Les Mille et Une Nuits revues et corrigées par Miguel Gomes ne sont pas faciles d'accès. Mais elles sont d'une beauté parfois à couper le souffle, d'un humour tantôt potache tantôt discret, et d'une intelligence sans fond. En reprenant à son compte les histoires de Schéhérazade, le cinéaste joue avec le connaisseur sans pour autant laisser le novice sur le bord du chemin. Une fois que le spectateur se laisse emporter par le délire de Gomez, le long-métrage se pare de mille feux. 

    Véritable fourre-tout, Les Mille et Une Nuits accueille les plus joyeux délires. On y croise les banquiers du FMI et les hommes politiques portugais à dos de dromadaires, un homme-médecin noir détenant le spray qui fait bander, un coq qui parle, une pyromane de douze ans, une baleine échouée qui explose pour révéler une sirène, un bain collectif dans un océan glacé... Bref, on y trouve à peu près tout ce qu'il est possible d'imaginer. Très bavard, le film regorge de trouvailles et Gomez ne recule devant rien, revendiquant une liberté de ton jouissive, où même les mauvaises idées se noient dans la générosité de l'histoire. Surprenant du début à la fin, Les Mille et Une Nuits arrive à faire quelque chose que l'on pensait impensable : réenchanter notre monde. C'est parfois loufoque et potache (tels ces hommes politiques bandant comme des taureaux), c'est souvent touchant (le triangle amoureux des enfants ou les biographies des Magnifiques), mais c'est surtout toujours intelligent.

    Gomez raconte le Portugal moderne. Il le fait avec une patience infinie et une sincérité sidérante. Véritable déclaration d'amour à son pays et à ses habitants, Les Mille et Une Nuits tente également de jeter un cri d'alarme, de désespoir pour ainsi dire. La crise, l'argent, ce capitalisme indécent, ces existences broyées par la machinerie impitoyable qu'est la mondialisation, la dette humiliante... tout se retrouve dans ce premier volet, s'entrechoque pour bousculer les idées préconçues. Gomez rabaisse et traîne dans la boue ces impuissants politiques et financiers qui détruisent le pays. Il nous montre le ridicule de ces politiciens locaux prêts à vendre leur âme pour le moindre vote. Il laisse la parole à des chômeurs, ces gens sur qui l'on crache à longueur de temps et qui vivent comme des moins que rien. Il montre la tristesse de voir la beauté du Portugal se flétrir sous les coups de boutoir du capitalisme. Le propos s'avère fort, beau et tellement juste. Le monstre capitaliste devient semblable à une insatiable grenouille dévorant l'argent de tous, en même temps que leurs existences. Sans jamais renier la poésie de ses récits, le cinéaste offre une charge violente contre une situation infamante et tellement d'actualité. Avouons que voir les membres du FMI ainsi ridiculisés dans le premier conte a quelque chose de totalement jubilatoire.

    Evidemment, tout n'est pas parfait. L'inquiet ne facilite pas la tâche au spectateur, il ne le laisse quasiment jamais en paix et demande une attention soutenue tant sa densité frôle l'apoplexie. On pourra aussi pointer du doigt l'introduction abrupte et nébuleuse entre ouvriers et abeilles tueuses. Ou reprocher la longueur du témoignage du premier Magnifique, bien moins fort de ce fait que le couple passant juste après. Pourtant, devant l'audace narrative de l'ensemble, le flot continuel d'idées qui irrigue le récit, la réalisation millimétrée et la lucidité salutaire de l'oeuvre, on pardonne facilement ces menus défauts. Gomez réussit quelque chose d'incroyable, il apporte une réelle bouffée d'air frais dans le monde du cinéma moderne.

    Cet impressionnant premier volet des Mille et Une Nuits ne laissera personne indifférent. D'une incroyable densité (on n'ose pas imaginer la suite), d'une liberté de ton réjouissante et d'une poésie saisissante, L'Inquiet réenchante notre terne société moderne, crachant sur cet argent du diable sans jamais perdre de sa lucidité morale.
    "Ô Roi bienheureux, on raconte qu'un modeste réalisateur portugais s'est mis en tête de déclarer sa flamme à tout un peuple, on raconte que son premier volume renferme l'âme de son pays."

    Une magnifique expérience.

    Note : 8.5/10

    Meilleure scène : Le second témoignage des Magnifiques

     


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