• [Critique] Les Sentiers de la gloire

    [Critique] Les Sentiers de la gloire

    Convaincu par The Killing, MGM offre un budget confortable à Stanley Kubrick pour réaliser son prochain film. Le problème, c’est que le jeune cinéaste désire faire un film anti-militariste se déroulant durant la Première Guerre Mondiale. La MGM n’étant alors pas intéressé par un film de guerre, et encore moins par un film anti-guerre, le projet semble vouer à l’échec. Jusqu’à ce qu’un certain Kirk Douglas reçoive le script de Stanley Kubrick et se mette à soutenir le projet même si, selon lui, le film ne marchera pas en termes de recettes. Fort de ce soutien de poids, Kubrick entame donc le tournage des Sentiers de la gloire qui sort finalement dans les salles américaines en 1957.

    Inspiré par des faits historiques, l’affaire des caporaux de Souain de mars 1915, Les Sentiers de la Gloire permet à Stanley Kubrick de revenir dans un domaine qu’il affectionne tout particulièrement : le film de guerre. Ce genre, qu’il n’avait pas approché depuis son Fear and Desire, lui permet de discourir sur des thèmes qui lui sont chers. Pour ce long-métrage, il nous raconte l’histoire du colonel Dax et de ses hommes du 701ième Régiment contraint par ordre de leur supérieur, le général Mireau, d’attaquer une position allemande réputée imprenable : Anthill. Malgré les réticences de Dax, celui-ci lance ses hommes à l’assaut et, évidemment, la forte résistance allemande cueille ses troupes en plein no man’s land. Le massacre est telle que la compagnie B, chargée de soutenir l’attaque, refuse de monter à l’assaut. Fou de rage, le général Mireau demande à ses propres batteries d’artillerie d’ouvrir le feu sur la compagnie B, indiquant qu’il s’agit de réprimer un acte de couardise et de traitrise. Le chef d’artillerie refuse et, devant l’échec de l’attaque, Mireau demande des sanctions à son supérieur, le général Broulard. Pour l’exemple, il faut fusiller 100 hommes du 701ième. Après maintes protestations, Dax arrive à faire réduire ce nombre à trois. Le caporal Paris, le soldat Ferol et le soldat Arnaud sont alors désignés pour être fusillés.

    Ce sujet en or massif pour Stanley Kubrik lui permet enfin de révéler la pleine mesure de son talent. Fasciné par la guerre et par la folie humaine, Kubrick capture celle-ci avec une brillante acuité. Les Sentiers de la Gloire illustre la folie du général Mireau et, plus généralement, de la chaîne de commandement et de l’armée. Impossible de prendre Anthill, à moins d’être prêt à mourir comme un chien dans le no man’s land. Ce que les hommes de la compagnie B n’ont pas l’intention de faire, naturellement. En face, le général Mireau (et l’armée qu’il symbolise), est totalement en dehors des réalités. Pour tout dire, il est fou, aveugle et ne comprend pas ce qui se déroule devant ses yeux. Avec brio, Kubrik montre la folie totale de l’armée. On pourrait voir dans le métrage un plaidoyer contre la guerre, mais le cinéaste est plus fin. Il se sert des horreurs de la guerre, notamment à travers l’impressionnante séquence de charge dans le no man’s land par le Colonel Dax - où Kubrick utilise plusieurs caméras pour capturer tous les angles possibles - pour dénoncer la folie de la hiérarchie militaire et des puissants.

    Profondément manichéen, Les Sentiers de la gloire ne souffre pourtant aucunement de ce manque de nuance. Tout simplement car il ne peut y en avoir vu les faits largement authentiques rapportés, mais aussi parce ce manichéisme illustre à merveille le propos anti-militariste du film. Il permet aussi à Kubrick de mettre en place des doubles, l’une de ses obsessions les plus profondes, avec le Colonel Dax et le Général Mireau. Le premier est aussi droit, moral et honorable que l’autre est vil, opportuniste et sans pitié. Si les deux hommes sont amenés à tant se détester au cours de l’histoire, c’est aussi parce qu’il se tende un miroir déformant l’un à l’autre symbolisant tout ce qu’ils détestent.

    Cette charge anti-militariste s’accompagne d’une mise en scène prodigieuse. Très tôt dans le film, Kubrick étale son savoir-faire. Il suit d’abord le général Mireau en visite dans les tranchées, bien avant l’invention de la steady-cam, et nous convie dans un labyrinthe de boue, de sang et de folie. En quelques instants seulement, Kubrick capture toute l’essence de cette guerre de tranchées en faisant se balader un général propret et patriotique dans un enfer creusé par des hommes éreintés, épuisés et, pour tout dire, prisonniers. Pour peu, on se croirait à la fin du monde, dans les tranchées de l’Armageddon. Avec la maturité, Kubrick a appris à utiliser plus parcimonieusement les plans serrés sur ses acteurs. Lorsqu’il filme les trois soldats condamnés à mort, qu’il capture leur visage plein de peur, de larmes et de colère, cette fois, on est renversé. Renversé par le malheur de ces hommes, brillamment interprétés par Timothy Carey, Joe Turkel et Ralph Meeker. Chacun incarnant une réaction différente face à l’injustice : la peur, la colère, la résignation. La séquence de leur exécution restera l’un des points d’orgue du film.

    Mais les Sentiers de la Gloire doit aussi beaucoup aux qualités de Kubrick en tant que directeur d’acteur. Kirk Douglas, déjà formidable à l’origine, y est parfaitement dirigé composant un colonel Dax inoubliable tant Kubrick l’immortalise sur pellicule comme une figure héroïque mais humble. Un homme capable de tout risquer pour sauver la vie de ses hommes et qui porte sur ces gueules cassées un regard attendri lors d’une scène finale carrément poignante. A cet instant, Kubrick réunit toutes ses qualités pour délivrer un message somme. Il nous montre des hommes aux instincts primaires beuglant dans un café, abrutis par la guerre et l’injustice, mais qui redeviennent humains par la chanson d’une allemande prisonnière, seule femme du film. Il capture alors les visages de ces anonymes qui ont fait la guerre et connaîtront pour beaucoup une mort inutile. Dax dévisage avec compassion ces types-là, avec plus d’humanité que tout le métrage n’en aura montré jusque-là.

    Les Sentiers de la gloire représente la première consécration pour Stanley Kubrick.
    Le film est si brillamment dérangeant qu’il sera interdit en France jusqu’en 1975 (soit pendant près de dix-huit ans !), en Suisse jusque 1970 et en Espagne jusqu’en 1986. Véritable charge anti-militariste, Les Sentiers de la gloire permet non seulement à Kubrick d’éclabousser de son talent le monde du cinéma mais également de lui ouvrir les portes d’Hollywood par l’intermédiaire de Kirk Douglas.
    Pour le meilleur…et pour le pire.

    Note : 9.5/10

    Meilleures scènes : L’exécution - La charge dans le no man's land - le café

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 24 Août 2016 à 14:38

    Très grand film, en effet. Avec, comme tu le soulignes, l'utilisation magistrale de la technique du travelling arrière, chère à Kubrick. Ta critique est juste de bout en bout.

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