• [Critique] The Act of Killing


    L'américain Joshua Oppenheimer s’intéresse avec The Act of Killing aux massacres consécutifs au coup d’état de 1965 en Indonésie. Le gouvernement en place, aidé par des milices paramilitaires dont la plus célèbre, Pemuda Pancasila, entreprend alors de liquider les communistes selon eux responsables d’un attentat contre plusieurs hauts dignitaires de l’époque. Il s’ensuit alors un massacre de près d'un million de personnes (2,5 millions selon les autorités indonésiennes) où l’ensemble des membres du parti communiste et leurs sympathisants sont arrêtés, torturés et exécutés au même titre que de nombreux athées, hindouistes et même certains musulmans modérés. Soutenu par l’Occident et les Etats-unis, le gouvernement porte aux nues les meurtriers qui ne seront jamais punis.

    Ainsi, près de 50 ans après les événements, Joshua part pour enquêter auprès des survivants. Malheureusement, il s’aperçoit bien vite que peu d’entre eux veulent en parler, encore terrifiés à l’heure actuelle, et finit par aller interroger et rencontrer les bourreaux eux-mêmes qui, à sa grande surprise, sont plus que fiers de parler de ce qu’ils ont accomplis. De là, le britannique leur propose une chose inédite, mettre en scène selon leur bon vouloir et avec les moyens du bord les actes de barbarie accomplis. C’est donc ce que propose The Act of Killing durant 2h39, une plongée dans le monde de gangsters, de tueurs et de dictateurs où s’intercale des reconstitutions surréelles et des morceaux choisis de la vie en Indonésie à l’heure actuelle. Le résultat transcende son postulat de départ.

    Imaginez, juste cinq minutes, que les SS ou les hommes de NKVD et du Goulag aient survécus. Imaginez alors ces mêmes hommes en train de reconstituer devant vos yeux, avec le sourire aux lèvres et un empressement manifeste, les pires atrocités qu’ils aient commises. C’est ainsi que se construit The Act of Killing. Tout le long-métrage tourne autour d’Anwar Congo, un ancien exécutant du pouvoir responsable de la mort directe de mille personnes, et dans une moindre mesure de Adi Zulkadry, autre tueur à l’aspect bedonnant. Oppenheimer filme donc ce que racontent les deux hommes. Comment ils étranglaient avec du fil de fer hommes et femmes préalablement torturés, dans quels lieux et dans quelles circonstances. Le spectateur reste instantanément médusé devant ce qui se passe.

    Bouffi de fierté et tout sourire, on assiste à un discours atroce sur des choses innommables dans une atmosphère bon enfant. De même, avant d’en venir aux reconstitutions, Anwar présente ses anciens collaborateurs et d’autres dignitaires toujours au pouvoir – des gens du parlement, le responsable de Pemuda Pancasila, qui compte tout de même trois millions d’hommes à l’heure actuelle, ou encore un responsable de journal – et tous considèrent ces massacres comme de l’histoire, comme une chose nécessaire et même mémorable. Pire encore, ils en tirent une gloire personnelle et ne rechignent jamais à avouer les supercheries pour monter la population contre les communistes de l’époque. Ainsi, des hommes qui ne sont rien de moins que des criminels envers le genre humain, sont-ils invités à des meetings officiels, passent à la télévision en grande pompe pour narrer leurs forfaits et se réclament haut et fort « gangsters ». Ce qu’ils sont encore d’ailleurs notamment pendant la séquence de racket tout sourire sur le marché ou dans les magasins pour le parti.

    Rapidement, on assiste aux premières reconstitutions. Dirigées par les criminels eux-mêmes qui interprètent divers rôles, le leur ou celui de leurs victimes, celles-ci sont aussi surréalistes qu’extravagantes mais avant toute chose, elles mettent extrêmement mal à l’aise le spectateur. Pourquoi ? Parce que c’est la dérision qui domine, le ridicule et l’on a souvent envie de rire devant leur exubérance et leurs excès. Sauf qu’à un moment, on se souvient que derrière cette comédie se cache ce qui s’est réellement passé, que l’on rit devant l’horreur absolue. Le malaise produit est gigantesque. On retrouve dans ces courts-métrages le peu de scrupules, au départ, de leurs auteurs. Joyeusement, ils mettent en scène la mise à sac d’un village et la tuerie d’hommes, de femmes et d’enfants avant que le leader des Pemuda Pancasila tente de tempérer le déchaînement de violences qui vient de se produire. Plus fort encore, le village employé pour la scène sera vraiment brûlé…laissant les habitants sans rien…juste pour la scène. On nage en plein délire.

    Peu à peu pourtant, d’autres intervenants arrivent, dont l’un semble conscient de la malveillance de leurs actes mais s’en fiche pas mal. Le britannique fait alors quelque chose de très fort et va montrer les scènes de reconstitution qu’il a tourné à Anwar et Adi qui peuvent donc voir ce qu’ils font et disent. De fait, Anwar va commencer à parler, d’abord de cauchemars, puis à comprendre et à appréhender ce qu’il a fait. Manifestement dans le déni total de ses actes, ce n’est que lorsqu’il se met à la place d’un des hommes qu’il a étranglé qu’il se sent vraiment mal. Oppenheimer accomplit là une expiation. Car une des choses flagrantes à propos de ces monstres, c’est qu’ils sont terriblement médiocres et banals. Mégalomanes, bêtes comme leurs pieds, ils vivent dans leur monde, peuplé d’Al Pacino en Parrain et d’autres films d’action à l’américaine. Ils sont totalement déconnectés de la réalité. Totalement. Il ne fait d’ailleurs que peu de doutes qu’Adi n’a plus toute sa tête et qu’il est même complètement fou.

    La puissance incroyable de cette confrontation par la fiction explose dans la scène où Anwar regarde avec ses petits-enfants la reconstitution où il joue une victime tuée par strangulation. C’est à ce moment que la culpabilité prend possession de lui et que, pour la première fois, il a honte, il comprend et en vient à pleurer. La chose, exposée au spectateur, reste juste ahurissante. Ce monstre impressionnant qu’on a côtoyé deux heures durant n’est qu’un être pathétique et médiocre. Joshua Oppenheimer ne fait pas que choisir les moments les plus révélateurs de son film, il les magnifie comme lors de ce plan où Adi répète les paroles d’Obama à la télévision.

    Plus loin, c’est un portrait sans concession de l’Indonésie qui est dressé. On croise des dirigeants corrompus jusqu’à l’os et la démocratie en place pousse au paroxysme les travers du système. Les élections sont truquées ou achetées, les gens escroqués et endoctrinés. Pendant que le peuple vit dans la misère, les pontes vivent dans des palaces avec des objets de cristal à plus de deux mille dollars pièce. Les dignitaires racontent comment ils traitent les femmes – vous aurez devinés – avant de faire la prière. Oppenheimer montre ce qu’est la démocratie. Et si, finalement, la nôtre n’était que mieux camouflée pour nous faire avaler le morceau ? La réflexion est lancée, la réponse elle, risque de déplaire. Il va sans dire que L'amérique de Bush n'a aucune leçon à donner, comme le fera remarquer un des protagonistes.

    Mais The Act of Killing ne serait pas aussi marquant si, au final, ce n’était pas nous qui étions mis au rang de témoin de l’intolérable. On regarde le spectacle parfois en souriant du ridicule de la mise en scène mais en sachant en fait que tout s’est vraiment déroulé. On reste juste bouche bée devant ce que ces hommes racontent et mettent en scène. Pour exemple, on entend un paramilitaire dire qu’il violait toutes les femmes qu’il croisait à l’époque avec les éclats de rires des autres dans la salle, et de dire comment il faisait avant de préciser qu’il préférait les fillettes de 14 ans. Dans le même esprit, une des séquences finales montre Anwar recevoir une médaille d’une de ces victimes pour le remercier de l’avoir exécutés dans un court-métrage de son cru. La vision de fantasmes délirants n’a aucune limite.

    Non diffusé en France ou alors confidentiellement (1 diffusion unique sur Lille en version amputée de 40 minutes), The Act of Killing n’est rien de moins qu’un chef d’œuvre total. Sorte de glissement dans l’horreur absolue sans jamais la montrer frontalement, l’œuvre d’Oppenheimer dissèque le mécanisme du massacre, de la naissance des monstres et de ce qu’ils sont avant de les ramener brutalement à la réalité. La puissance représentative du film n’a que peu d’égale si tant est qu’elle en ait. Un choc, définitivement.

    Note : 10/10

    Meilleur scène : Anwar qui regarde la dernière vidéo

    Meilleure réplique : « Did the people I tortured feel the way i do here ? »


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  • Commentaires

    1
    Mario Hernandez
    Dimanche 25 Janvier 2015 à 11:17
    Bonjour! Joshua Oppenheimer is from Austin, Texas. He is not British.
    2
    Dimanche 25 Janvier 2015 à 13:08

    My mistake ! Thx for the report. It's corrected now.

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