Réalisateur prolifique, Jia Zhang-ke n'a pourtant vraiment été mis en avant qu'en 2013 avec son film à sketchs A Touch of Sin. Véritable peinture de la société chinoise, il mettait en lumière les inégalités et les contradictions du système de la République Populaire. De nouveau invité au Festival de Cannes en 2015, le réalisateur chinois est venu y présenter un long-métrage plus conventionnel mais pas moins intelligent intitulé Mountains May Depart (traduit chez nous par Au-delà des montagnes). Largement salué par la critique, le film s'est depuis avéré, à son échelle, un petit succès public en France. Axant son histoire une nouvelle fois sur l'histoire de son pays ainsi que son évolution récente (et future), Zhang-ke livre un ode à la Chine traditionnelle et analyse le difficile passage de flambeau à une génération en mal de liberté.
Contrairement à A Touch of Sin, Au-delà des montagnes n'est pas un film à sketchs. Enfin pas vraiment. Il s'agirait plutôt d'une fresque temporelle en plusieurs tableaux commençant en 1999, à la veille de XXIème siècle, alors que la Chine semble bouffée par la crise minière qui érode ses exploitations de charbon. On y fait la connaissance d'une belle jeune femme, Tao, qui devient l'enjeu d'un triangle amoureux où s'affronte Liangzi et Zang, le premier est un ambitieux responsable de station service, le second est un simple ouvrier vivant du charbon. Le choix de la jeune femme va sceller son destin et nous projeter quinze ans plus tard dans un pays en plein bouleversement sociologique et économique où elle sera confronter au regard de son fils, Dollar. C'est finalement ce dernier qui conclura cette histoire chinoise dans une Australie du futur où la technologie n'arrive pas à effacer le besoin de racines.
Le récit part mal. Parce que l'on croit dans un premier temps que Zhang-ke s'est laissé aller à nous monter un trio amoureux et les tergiversations attenantes à une telle situation. On se rend heureusement compte rapidement qu'il pose les bases de toute sa réflexion sur la Chine et sur ses habitants, sur le passage du temps et le changement social. Ainsi, les deux prétendants ne sont pas choisis au hasard. D'un côté Liangzi représente l'humble et pauvre travailleur, le milieu ouvrier par excellence, quand Zang synthétise l'ambition dévorante et le capitalisme naissant dans une Chine encore largement communiste. Dès lors, le choix de Tao semble fort se superposer à celui du régime, celui d'un capitalisme timoré mais clinquant qui ne fera pas long feu. Avec malice, le réalisateur chinois filme le passé proche de son pays en y plantant les graines du changement, lors d'une séquence en boîte de nuit ou lors d'un concert traditionnel, il montre le basculement dans le nouveau millénaire d'un pays en mal de nouveautés. Si l'on croise encore de jeunes garçons portant avec fierté le guandao, si les déguisements festifs en dragons éclairent encore le nouvel an chinois, les choses changent petit à petit.
Avec ingéniosité, Zhang-ke permute ses personnages principaux et les fait pour ainsi dire traverser les âges. Il montre alors les choix malheureux fait par notre trio, et comment, à leur image, le pays a perdu peu à peu son identité et sa personnalité. Le phénomène semble toujours s’accélérer, l'ancienne et la nouvelle génération ne semblent plus capables de se comprendre et les plus antiques traditions se fanent pour le petit Dollar (Dao Le en fait), quintessence de la vanité chinoise, paternelle et étatique. Le réalisateur capte avec justesse la tristesse de cette césure. Quasiment étranger à sa propre mère comme peuvent l'être nombre de chinois vis-à-vis de leur propre pays qu'ils ne reconnaissent plus, l'enfant n'aspire pourtant en rien à oublier. La touchante prestation de l'actrice Zhao Tao dans le rôle de Tao souligne ce glissement malheureux et ce fossé générationnel qu'elle tente de combler avec tout l'amour dont une mère est capable. C'est dans ce segment certainement que Zhang-ke touche au plus juste, là où il pointe du doigt l'effacement progressif de racines qui feront cruellement défaut par la suite.
Puis, de façon inattendue, Au-delà des montagnes devient un film de science-fiction dans son dernier quart. Comme une sorte de promesse d'avenir, terre promise perdue en plein Océan Pacifique, l'Australie devient toile de fond, confirmant que la Chine a fini par s'effacer, les espoirs de tout un peuple envolé. Mais Dollar a grandi, sa génération, entre la douleur de l'absence d'une culture millénaire et une irrépressible envie de liberté, doit composer avec la technologie. Le réalisateur chinois arrive à l'inévitable confrontation père-fils, rejouant un drame que l'on savait couru d'avance, celui d'un fossé infranchissable où la barrière de la langue et de la culture deviennent infranchissables, où même la liberté devient une chimère. Sous des airs de fresque familiale, Au-delà des montagnes dresse le bilan évolutif de la Chine, capturant traditions et modernité. Son constat amer, celui de l'emprise de l'argent au dépend de l'amour et de la transmission culturel, pourrait tout aussi bien s'appliquer à notre échelle et donne, en un sens, une portée universelle au film. Si l'on regrette un ultime segment trop long et poussif dans sa tentative Œdipienne presque malvenue, on saluera la majesté de l'entreprise et sa réussite impressionnante.
Confirmant de façon brillante son talent de cinéaste, Jia Zhang-ke livre un film passionnant mariant l'intime à l'histoire avec un grand H. Outre une mise en scène remarquable, il profite du talent de la belle Zhao Tao pour parler de la Chine avec une acuité peu commune. Au-delà des montagnes dépasse les espérances et nous emmène dans un voyage riche en sagesse. Une bien belle façon de conclure l'année cinéma 2015.
Note : 8,5/10
Meilleure scène : Tao donnant les clés de sa maison à Dollar
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