• [Critique] Dheepan

    [Critique] Dheepan
    Palme D'or Festival de Cannes 2015

    Véritable sensation du Festival de Cannes 2015, le dernier film du français Jacques Audiard sort enfin en salles. Non content d'avoir créé un buzz médiatique non négligeable, Dheepan a été couronné par la récompense suprême : la Palme d'Or. Étrangement pourtant, le film est porté par des acteurs rigoureusement inconnus et ne semble pas, de prime abord du moins, pouvoir surpasser le sujet audacieux d'Un Prophète, le meilleur Audiard jusqu'ici. Après un De Rouille et d'Os bon mais loin d'être mémorable, Audiard revient à un cinéma politiquement et socialement engagé dans un contexte finalement très tendu. Nul doute que l'entreprise a de quoi séduire mais comporte, c'est évident, un grand nombre de risque. Heureusement, Jacques Audiard reste l'un des réalisateurs français les plus intéressants et les plus talentueux à l'heure actuelle. Si l'on a peu de doute sur la qualité du film, a-t-il pour autant mérité la Palme si convoitée ?

    De quoi parle donc Dheepan ? Du sujet très sensible - d'autant plus ces derniers temps - de l'immigration clandestine en France. Trois Sri-Lankais tentent de fuir la guerre civile. Pour se faire, des passeurs leur font endosser l'identité d'un homme décédé, le fameux Dheepan, et de sa famille, une femme et une fille. Débarqués en France, Dheepan, Yalini et la petite Illayaal subissent la dure réalité des clandestins pourchassés par la police et vendant à la sauvette des gadgets au cœur de la capitale. Bientôt pris en charge par les services sociaux, ils se retrouvent reloger dans la cité "Les Prés", une banlieue difficile où la drogue fait la loi. Lentement, Dheepan et les siens glissent dans un monde de violence tout en essayant de conserver un équilibre fragile pour maintenir l'illusion "familiale". Evidemment, avec un tel postulat de départ, le long-métrage est attendu au tournant. Et pendant longtemps, Dheepan s'en sort brillamment.

    En effet, Jacques Audiard reste avant tout un metteur en scène de génie. Souci du détail, rendu très cru et réaliste de la situation sociale, atmosphère urbaine à mi-chemin entre le film de gangsters et la plongée en apnée au cœur de la misère, le français manie la caméra avec un talent consommé. Il capture la cité tout autant comme une prison asphyxiante que comme un champ de bataille. L'immersion progressive de Dheepan dans cet environnement se fait avec une douceur surprenante, surtout eu égards aux personnages qu'il rencontre. On s'aperçoit bien vite qu'Audiard n'a pas envie de jouer la carte du misérabilisme ou du cliché bien commode de l'immigrant martyrisé. Le français s'avère bien plus futé que cela. Dheepan et Yalini ne sont pas présentés comme des victimes mais comme des pièces d'un jeu cynique. L'idée de faire de Dheepan un ancien des Tigres Tamouls provoque une ambiguïté bienvenue puisque l'on soupçonne d'emblée que son personnage n'est pas aussi innocent qu'il n'y parait. Tout du long, Audiard joue sur cette dichotomie pour finalement la justifier dans son dernier quart d'heure.

    Mais revenons d'abord à l'installation du récit. Jacques Audiard dissèque avec une patience infinie les rouages de l'intégration...dans une cité. Ce lieu forcément très particulier apporte un message politique très fort au film. A savoir que les immigrants ne sont pas les grands méchants que l'on veut nous vendre. Ils s'avèrent même bien plus courageux et travailleurs que les autres habitants des HLMs. Seulement voilà, les autochtones, eux, étouffent la vie des autres. Vente de drogue, fusillade, violence et dégradations en tout genre, les voyous de la cité pourrissent tout. Audiard démontre comment l'influence néfaste de ceux-ci arrive finalement à entraîner tout le monde dans leur chute. Le système semble tellement surréel que l'on a parfois l'impression d'assister à...du cinéma. Comme Yalini et Dheepan le font judicieusement remarquer lorsqu'ils contemple le ballet des voitures et des réunions clandestines à travers une fenêtre ô combien évocatrice. Ce monde criminel qui se terre dans nos cités a des allures de farce bouffonne, tellement exagérée qu'elle peut prêter à rire. Du moins, si elle ne tuait pas.

    Cette peinture acérée de la banlieue se conjugue avec le portrait nuancé d'une cellule familiale qui n'en est pas une. Le lent processus d'intégration dans la société française va de paire avec l'acceptation du jeu de dupes nécessaire pour tromper les autorités. Seulement voilà, comment vivre avec un mari qui n'est pas le sien, aimer une enfant qui n'est pas le sien ? Est-ce seulement possible ? Ce sujet douloureux au cœur des interactions entre les trois personnages principaux renferme son lot de fulgurances où Audiard prouve une nouvelle fois qu'il sait faire ressortir les sentiments humains avec une habilité sans pareille. On retrouve un peu de la dimension émotionnelle de De Rouille et d'Os dans ces instants alors que la majeure partie du film semble se rapprocher d'Un Prophète. Cette synthèse inattendue des deux derniers films du réalisateur devrait en toute logique accoucher d'un métrage mémorable. Sauf qu'en réalité, Dheepan gâche un peu toutes ses bonnes intentions dans sa dernière partie.

    La chose reste toute relative et bien modeste il est vrai, mais à un moment Dheepan semble quitter le champ de la critique sociale et de la peinture familiale pour se rediriger vers un thriller violent lorgnant vers le vigilante-movie. En soi, il ne s'agit pas d'un lamentable ratage mais plutôt d'une déception. Si la séquence de vengeance de Dheepan reste filmée de façon magistrale et si le choix de faire éclater le côté obscur du personnage dans une fin d'une violence extrême présente une certaine cohérence avec ce que l'on devine de son passé, le film perd indéniablement en puissance. Pourtant, on est encore loin de la fausse note que représente la séquence finale clôturant le film. On ne l'a dévoilera pas bien évidemment, mais celle-ci représente un tel décalage de ton avec le reste du film qu'elle apparaît définitivement à côté de la plaque. Pire, elle conclut Dheepan sur un cliché d'une incroyable bêtise. On reste médusé par cette conclusion que l'on attendait pas du tout, surtout d'un réalisateur de la trempe d'Audiard. Cela ne peut heureusement pas réduire à néant tout le reste mais s'avère fortement décevant. 

    Alors finalement, Dheepan a-t-il mérité la Palme d'Or ? Non. Malgré toute la justesse de sa lecture sociétale ainsi que le jeu impeccable d'Antonythasan Jesuthasan et Kalieaswari Srinivasan, le dernier long-métrage d'Audiard paraît en réalité bien faible comparé à Un Prophète qui reste le pinacle de l'oeuvre du français. De même, la tournure finale du long-métrage l'empêche d'atteindre la qualité requise pour s'arroger une telle récompense. Nous ne sommes bien entendus pas dans la Palme honteuse à La Vie d'Adèle mais un fossé sépare la qualité de Dheepan de celle de Winter's Sleep l'année dernière. On ne peut s'empêcher de penser que le jury rattrape l'erreur monumentale de n'avoir décerné "que" le Grand Prix du Jury à Un Prophète en 2009. On attendra patiemment la sortie en salles des autres films de la sélection pour juger définitivement de la pertinence de ce choix contestable.

    Dheepan, malgré quelques fausses notes encombrantes, reste un film remarquable et marquant. Grâce à la mise en scène crue de Jacques Audiard ainsi qu'à la férocité de sa chronique sociale, le film nous emporte dans un tourbillon d'émotions, de violence et de rêves brisés. Si le long-métrage n'a peut-être pas mérité de remporter la récompense suprême à Cannes cette année, il mérite assurément que vous lui accordiez un moment.
    Surtout à l'heure actuelle !

    Note : 8.5/10




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